Risques industriels et territoire

Pierre Lénel : il faut que toutes les parties prenantes apprennent à "parler vrai"

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Participation citoyenne : il faut que toutes les parties prenantes apprennent à "parler vrai" Participation citoyenne : il faut que toutes les parties prenantes apprennent à "parler vrai"

 

Sociologue et chercheur, Pierre Lénel avait été contacté par l’Icsi en 2007 pour réaliser, avec sa consoeur Odile Piriou, une étude sociologique avec la perspective de mettre en place une conférence riveraine à Feyzin, commune située au sud de Lyon. Quinze ans après, Pierre Lénel a de nouveau été choisi pour mener une étude sociologique pour la Métropole de Rouen. Entretien.

 

Pierre Lénel

Sociologue, chercheur associé au CNRS eu sein du laboratoire interdisciplinaire pour la sociologie économique (Lise), il est spécialiste des questions d'épistémologie des sciences sociales, des études de genre et des théories de la démocratie contemporaine. Il enseigne dans différentes institutions d'enseignement supérieur, est membre et cofondateur du Think Tank Different et auteur de plusieurs publications dans des revues académiques, françaises et internationales.

 

Qu'apporte de plus une étude sociologique par rapport à une simple enquête sur le terrain ?

Pierre Lénel : Une étude sociologique se fonde sur une méthode éprouvée. On essaie de construire un échantillon qui soit le plus significatif possible au regard des enjeux de l’étude. La conduite des entretiens se fait avec des questions très ouvertes. Pour l’étude qualitative, je suis allé à la rencontre des personnes dans quatre communes : Bois-Guillaume, Grand Quevilly, Elbeuf et Duclair. Je lançais la conversation sur les risques industriels et les nuisances, en induisant au minimum les réponses des riverains. C’était plus sur le mode d’une conversation
très libre, au cours de laquelle tous les sujets pouvaient être abordés. L’idéal est de mener cette étude qualitative comme une forme de rencontre, d’enquête exploratoire.

Ensuite, il faut tester les premiers résultats à plus grande échelle. Un questionnaire, dans une perspective plus quantitative, a été élaboré avec une équipe de l’université de Rouen, et a été mis en ligne par la Métropole Rouen Normandie. Il s’avère que les répondants étaient plus nombreux du côté des femmes et des catégories supérieures diplômées. Ce qui est justement intéressant, parce que j’ai rencontré sur le terrain plutôt des personnes issues des classes populaires, pas forcément très diplômées et souvent au chômage ou dans des emplois précaires. Mais les grands résultats de l’enquête nous ont permis de constater qu’au fond il n’y avait pas une grande différence dans le rapport au risque et aux nuisances entre les catégories supérieures de Bois-Guillaume et celles plus populaires d’Elbeuf, par exemple.

Enfin, il est important de rappeler qu’en tant que sociologue indépendant j’ai eu une liberté totale dans mon approche et dans la manière de mener les entretiens. C’était, me semble-t-il, un point important pour les riverains.

Quels sont les grands axes qui sont ressortis de cette étude ?

Pierre Lénel : La première chose qui saute aux yeux, c’est que ce sont surtout les nuisances qui importent aux riverains. La question du risque industriel, de l’accident, apparaît plutôt sous forme de déni, de refoulement. Le rapport de l’étude s’intitule d’ailleurs « On préfère ne pas y penser ». Je crois que c’est tout à fait révélateur, parce que si on pense vraiment aux risques, à
l’explosion ou à l’accident immédiat, il devient très compliqué d’habiter à proximité d’une usine Seveso.

Un autre axe fort : les usines créent de l’emploi, de l’activité économique. Pour les riverains, il faut certes les surveiller mais sans les pousser à partir. Les personnes se posent des questions également sur les conséquences de l’accident de Lubrizol et des activités industrielles à moyen ou long terme sur la santé. Il y a aussi une réelle attente d’informations, à commencer par les consignes à suivre en cas d’accident. À Grand Quevilly, par exemple, beaucoup nous ont dit : « on ne connaît pas les consignes ». Il y a un fort décalage entre la communication qui est réalisée et la perception qu’en ont les personnes. Il faut donc réfléchir à la façon de mieux communiquer ou de communiquer autrement, peut-être à d’autres occasions ou par d’autres canaux. C’est un véritable enjeu pour le dispositif à venir.

Pour une future instance de participation citoyenne, quels sont les autres éléments clés, selon vous, à retenir de l'étude ?
 

Pierre Lénel : Les mots de « vérité » et de « sincérité » reviennent dans tous les entretiens, y compris les entretiens avec les industriels. Il faut parvenir « à parler vrai », et que toutes les parties prenantes soient dans une position d’écoute et de vérité, pas sur des faux-semblants ou une position défensive. De ce point de vue, le rôle d’un tiers animateur sera crucial et déterminant pour pouvoir faire respecter les temps de parole, les positions des uns et des autres, afin que tout le monde puisse écouter l’autre. Ce n’est pas facile, mais l’expérience de la conférence riveraine de Feyzin montre que c’est possible, que l’on peut avoir des résultats. Comme à Feyzin, pour que cela fonctionne, il faut que les industriels participant à l’instance citoyenne soient ceux qui sont en mesure de décider.

C’est bien sûr plus compliqué sur le territoire de la Métropole Rouen Normandie qu’à Feyzin puisqu’il n’y a pas juste une raffinerie mais plusieurs sites Seveso et plusieurs communes. Cela rejoint la notion de « raison pratique » développée par le philosophe Vincent Descombes et qu’avec la sociologue Odile Piriou nous avions tentée de mettre en pratique à Feyzin. Il insiste beaucoup dans ses travaux sur l’importance de la dimension pratique dans la démocratie participative : tous ceux qui sont autour de la table doivent être impactés par les décisions qui sont prises. Il faut garder ça en tête : on ne prend pas des décisions pour les autres.

 

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